Article paru dans l’hebdomadaire Marianne N°1322 du 13/07/2022
Boudés par le milieu musical, ces groupes locaux, absents des grands médias, réunissent un public fidèle dans les salles. Autour de leur histoire et de leur culture.
Une énergie furieuse envahit la place du village de Castelnau-de-Guers, dans l’Hérault. Dans le centre-ville, il fait chaud et la bière descend vite. Sur scène, la température grimpe encore : un groupe s’éclate, saute, danse, joue et répand sa vitalité communicative. Ce groupe, c’est Goulamas’K, contraction du mot occitan « gou-lamas » (« négligé », « pas très fréquentable ») et de « ska », le genre musical. Leur credo : un ska-punk et rock endiablé sur des textes engagés en français, en catalan et en occitan, afin de créer une poésie puissante, fougueuse et festive. Sous les radars de l’industrie musicale, la recette fonctionne et séduit le public depuis plus de vingt ans. Certains, dans la foule, sont des assidus, présents à chacun de leurs concerts. Et tant pis s’ils ne comprennent pas toujours ce qui est scandé sur scène. « Ce n’est pas un groupe commun. Ça bouge, et c’est original ! », soulignent Angélique et Stéphane, fidèles suiveurs de la formation depuis plusieurs années, venus, comme à leur habitude, en famille, avec leurs trois enfants. Tout près, Quentin, leur ado, se remue, charmé par les ondes du flabiol, instrument à vent catalan. Ici, le vieux n’est pas ringard.
L’esprit de Goulamas’K est incarné par Fred, le chanteur et cofondateur. Le doyen a d’abord écrit en français, avant d’ajouter une touche d’occitan puis de catalan pour ainsi représenter toute la région Occitanie, son caractère, son identité et – surtout – son histoire. « Je suis petit-fils de la Retirada. Mon grand-père a fui l’Espagne de Franco et il s’est retrouvé dans les camps d’Argelès-sur-Mer [Pyrénées-Orientales] et de Bram [Aude]. Le catalan est la première langue que j’ai entendue à la maison quand je suis né. J’ai donc décidé d’enquiller [de compiler] tout ça»
Sus au centralisme !
Après les interruptions imposées par le Covid, le groupe s’est renouvelé. Ils sont neuf aujourd’hui – sept sur scène, une personne à la lumière et une à la sono. Certains sont partis, d’autres sont arrivés, à l’image de Floreta, musicienne et mélodiste catalane, recrutée dans les Pyrénées-Orientales. « Fred m’a approchée quand j’étudiais encore au conservatoire de Perpignan. Moi, je ne joue qu’avec des instruments traditionnels. Donc maintenant, dans tous les morceaux de Goulamas’K, il y a de la gralla catalane (un hautbois), du sac de gemecs (une cornemuse) ou du flabiol (une petite flûte utilisée par les coblas, des orchestres catalans), pour accompagner la trompette et le saxophone. Ça renforce encore un peu cette identité, tant au niveau sonore que visuel », détaille-t-elle. Sur scène, toujours vêtue de ses chaussettes flashy, elle jongle d’un instrument à l’autre. Le rythme est intense, le public électrisé. « Floreta vient ajouter de la force dans cette émulation », complète Fred.
Une émulation aux airs de trait d’union entre les cultures catalane et occitane, pour revendiquer et porter haut une identité régionale souvent bafouée, voire oubliée. Un phénomène que le groupe a aussi ressenti en Bretagne, où il s’est récemment produit. En cause, un « centralisme » et un « jacobinisme » écrasants. « Notre but, c’est aussi de montrer une forme de résistance des cultures régionales et de revendiquer une identité qui a tendance à être détruite par Paris, arguent-ils. On n’a aucun problème avec les Parisiens, on a souvent joué à La Villette d’ailleurs, mais on reste persuadés que la capitale ne peut pas nous dire comment vivre, ici, dans nos régions. »
Chaque album est également l’occasion d’affirmer une création renouvelée pour hisser, toujours, l’étendard de cette identité. À l’image de Luna Roja, le dernier, qui présente un morceau éponyme « dans lequel on chante tous en occitan et qui, au niveau identitaire, est le plus flagrant », estime Floreta, qui se réjouit de trouver avec Goulamas’K un élan créatif perpétuel. « Quand on entre dans le groupe, on doit maîtriser plusieurs instruments, ça permet de réfléchir et de se demander, quand on compose, quel instrument irait bien ici ou quel autre s’accorderait bien là, et lesquels on pourrait faire jouer ensemble… Ça nous pousse en permanence à la création. Il y a des morceaux qui évoluent constamment. » Le processus n’est jamais fini, les sonorités sans cesse explorées. « On verra si un jour on a envie de nouveautés. On a tous des aptitudes et des envies différentes, donc tout est possible. » Ce qui permet au groupe de puiser dans la richesse des traditions pour créer et réinventer des morceaux inscrits dans la modernité.
« Goulamas’K, c’est une formation musicale de territoire qui se reconnaît identitairement avec une sonorité bien précise », analyse Oriol Lluís Gual, directeur du Centre international de musiques populaires, également chargé du musée de la Musique de Céret (Pyrénées-Orientales). Selon lui, le groupe s’inscrit dans un mouvement que l’on observe depuis les années 1970 en Occitanie, en Catalogne, en Bretagne ou encore en Corse, et qui consiste à se réapproprier la langue, les traditions et les instruments. Oriol Lluís Gual distingue ainsi deux camps, celui des « gardiens de la tradition », qui associent l’instrument à une pratique stricte, et celui qui essaie de « réinventer l’usage de l’instrument pour le réactualiser aux modes actuelles ».
C’est dans cette seconde catégorie que, selon lui, opère Goulamas’K. « Ils ont une approche qui consiste à se dire : on a un instrument – un hautbois, une cornemuse ou autre – qui nous permet de faire tel type de son. Ils se demandent alors : comment peut-on l’utiliser dans un cadre totalement différent ? comment peut-on tirer le meilleur de l’instrument sans le trahir ? L’objectif : créer pour diversifier l’offre et se renouveler en permanence afin de ne pas rester ancré dans quelque chose que d’autres peuvent faire. C’est ainsi que leur musique plaît et marche : cette ambiance festive séduit un public jeune, désireux de s’approprier ces instruments qu’ils découvrent. »
Goulamas’K construit donc des ponts. Entre le passé, le présent, les traditions et l’innovation. Au-delà des instruments, ce sont surtout ces langues régionales qu’ils espèrent réenchanter, même le temps de quelques soirées. Jusqu’à former de nouveaux pratiquants ? « De nos jours, notamment pour les jeunes, il est très difficile de s’exercer dans ces langues, analyse Fred. Quand tu vas à la mairie, au bar ou n’importe où, c’est en français. C’est presque perdu. Nos chansons sont un moyen de lutter pour que cela revienne doucement. » Et ça marche : à en croire certains témoignages, il n’est pas rare de voir des jeunes solliciter leurs grands-parents dans une quête de traduction, une fois le concert achevé. La revanche des Girondins passerait-elle par le chant ?